La Corse, île au football vertueux

Outre ses célèbres produits agricoles, l’île de Beauté cultive un football au succès retentissant; pour 315'000 habitants seulement, quatre de ses clubs sont professionnels, dont deux en Ligue 1. Reportage en terre rustique, où le ballon est symbole des valeurs locales.

30.10.2015

C’est le dernier train journalier pour la ligne Bastia-Casamozza. Cela tombe bien; l’autorail ronflant semble être pressé de faire reposer sa carcasse. Arrivé en gare de Furiani, le mince convoi n’est pas le seul à paraître effrité. Quelques mètres plus loin se dresse plusieurs bâtiments aux mûrs décrépies, dont le plus imposant n’est autre que le stade Armand-Cesari. L’arène aimante un important flux de fans traversant négligemment la voix ferrée. D’autres supporters, affalés dans un cabriolet, multiplient les tours de giratoire pour mieux exhiber leurs couleurs.

Corse

Reportage « Dans le maquis du football corse » à retrouver dans « Le Temps » du 30 octobre 2015.

Dans une heure trente, le Sporting Club de Bastia affronte Toulouse. Appuyé contre un flanc de la boutique officielle, Luca, le visage flottant sur ses tricots bleus, n’attend pas le spectacle, il compte bien le faire : « Tu as déjà entendu dire que Bastia était le meilleur public de Ligue 1? Et bien, c’est la vérité. Chez nous, ça chante comme ça chantera jamais au Parc de Princes ». En ce début de soirée, l’ambiance est pittoresque. Dressé sur la colline dominant l’horizon, le village de Furiani, siège de la célèbre bière à la châtaigne « Pietra », rajoute un élément de choix à la scène. « Bastia, c’est un mythe. On a joué une finale de Coupe d’Europe en 78, je te rappelle. Et le stade de Furiani est peut-être vieux, mais l’atmosphère est unique. C’est vrai que les continentaux craignent leur déplacement ici. L’accueil Corse, c’est spécial » jubile Luca. A l’intérieur de l’enceinte, les applaudissements annoncent l’échauffement de l’équipe bastiaise, bercé par des chants entremêlant accords de guitare et langue corse. « Je sais, cela ressemble vraiment à de l’Italien », commente Sébastien, installé en Tribune Nord. « Mais c’est bien du Corse. Il y a une quinzaine d’années, la langue n’était plus enseignée à l’école, et aujourd’hui, on la retrouve à gauche, à droite. Cela va de mèche avec la montée des valeurs traditionnelles et du désir d’autonomie, toujours plus fermes sur l’île. Il faut dire que le Sporting est l’emblème du sport corse, et les gens l’utilisent aussi comme une forme de symbole nationaliste. Le football, c’est la grande fierté de l’île ».

Une fierté légitime. Selon une récente étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques, la Corse est la région la plus pauvre de France. Envers et contre tout, cette dernière a pourtant la capacité d’alimenter deux clubs professionnels à Ajaccio (l’ACA et le Gazélec), et deux autres à Bastia (le Sporting et le Cercle athlétique). Cette saison encore, grâce à la sensationnelle montée du « Gaz’ », la Corse détient deux représentants en Ligue 1, championnat considéré comme l’un des plus relevés d’Europe. Sébastien vibre : « En Corse, le football est partout. Au travail la journée, dans les bistros l’après-midi, le soir à la maison. A Bastia comme ailleurs sur l’île, c’est un véritable phénomène. 300’000 habitants et trois, quatre clubs pros, c’est la folie. Même ici, les gens n’arrivent pas à l’expliquer. C’est le miracle corse.».

Corse

Pour Didier Rey, professeur à l’université de Corse et auteur du plusieurs ouvrages sur le football méditerranéen, le miracle aurait néanmoins des racines rationnelles : « Dès l’entre-deux-guerres, le football est le premier sport pratiqué en Corse ainsi que le plus populaire; le tout dans le cadre de compétitions strictement locales. Il reflète parfaitement les comportements culturels insulaires, notamment par l’engagement physique de tous les instants et la volonté farouche de s’imposer face à l’adversaire. » Souvent décrite comme une île « de combat » (l’histoire de la Corse – génoise, indépendante puis française – est particulièrement belliqueuse), le football pratiqué sur l’île de Beauté est incontestablement marqué de cette identité guerrière.

Un phénomène personnifié par Yannick Cahuzac, capitaine du Sporting, et petit fils de Pierre Cahuzac, le meneur de jeu de l’équipe de légende qui atteignit la finale de la Coupe UEFA en 1978. « D’accord, Cahuzac est plutôt limité techniquement. Mais il est Corse, et sa combativité est sans faille. Furiani adule ce genre de héros ! » affirme Sébastien. Si le football corse est engagé, son autre particularisme résiderait dans son rapport avec l’adversité, notamment les clubs de la France continental. Là aussi, le passé éclaire : « La vraie rupture intervient en 1959, lors de l’intégration des clubs corses aux compétitions nationales. Dans la Corse du temps, la demande d’intégration est très forte, il n’est nullement question de nationalisme à l’époque. Or, les modalités de cette intégration sont profondément traumatisantes. En mars 1959, une réforme du Championnat de France amateur crée une compétition ouvertes aux clubs métropolitains et à ceux de l’Algérie française, sans la Corse qui a été purement et simplement oubliée ! Après plus d’un mois de négociations, à l’inverse de toutes les autres ligues, celle de Corse voit sa participation limitée à un seul club, et la mesure ne sera levée qu’en 1993 ! » développe Dider Rey.

Revanchards, les clubs insulaires puiseraient une énergie probante à travers ce sentiment de défaveur

De leur côté, pour échapper à ses mesures, l’AC Ajaccio et le Sporting Bastia obtiennent le statut de club professionnel, et remportent le championnat de France de deuxième division en 1967 pour le premier, et en 1968 pour le second. Pour l’historien, il est évident qu’ « il y a là une véritable forme de revanche symbolique qui va lier très fortement les Corses et leur football ». L’opposition Corse-continent demeure, effectivement, au cœur de nombreux débats. En avril dernier, avant le coup d’envoi de la finale de la Coupe de la Ligue opposant Bastia au PSG, le président de la Ligue de Football Professionnel Frédéric Thiriez avait éludé l’étape traditionnelle de la poignée de main avec les joueurs, craignant des attitudes inopportunes de la part de l’effectif bastiais. « Mon seul objectif était que ce match se déroule dans une ambiance de fête. Ils nous en veulent parce que parfois il arrive à la commission de discipline de les sanctionner, parce qu’ils font parfois des bêtises comme les autres clubs. Chaque sanction est un peu interprétée comme du racisme anti corse. », s’était-il justifier quelques jours plus tard. Suivant l’échauffement de ses joueurs, Romain, supporter du Sporting et Bastiais de souche, mâche un morceau de sandwich au fromage crémeux, qu’il recracherait bien sur la Ligue : « A Paris, ils ne nous aiment pas. Comment expliques-tu que, lors des 7 dernières rencontres, on a pris 4 cartons rouges ? Thiriez est un abruti qui a l’idéal d’un football haut de gamme; cocktails, loges et tralala. Ils parlent même de faire un championnat à 18 équipes au lieu de 20, tout cela pour exclure les équipes comme la nôtre ».

Revanchards, les clubs insulaires puiseraient une énergie probante à travers ce sentiment de défaveur. Dider Rey relève « des comportements exclusifs de la part d’instances nationales », mais n’oublie pas de nuancer : « ce « victimisme » retarde, voire empêche, la prise de conscience des mutations inéluctables du football. C’est aussi parce que le Sporting n’a pas su s’adapter à l’environnement du nouveau football des années 1980 que la catastrophe de Furiani (ndlr : le 5 mai 1992, 18 personnes meurent suite à l’effondrement d’une tribune) a été rendue possible. De dérogations en dérogations au prétexte que les instances nationales demandaient plus aux clubs insulaires, les infrastructures atteignirent un point de non-retour. »

Au delà de l’explication donnée par son héritage culturel, le football à tête de Maure a su développer un modèle rare où l’amateurisme, considéré par de nombreux clubs comme un frein au développement, est élevé en valeur. Les propos de Yannick Kamanan, ancien attaquant du Gazélec Ajaccio, corroborent : « Le GFCA est un petit club qui fait avec les moyens du bord. Là-bas, le staff était surtout composé de passionnés bénévoles qui se démenaient pour leurs couleurs. Les gens d’Ajaccio adorent le football, et se réunissent autour du sport comme une famille à table. Je dirais que le public corse accepte bien les joueurs continentaux, pour autant qu’ils se battent corps et âme sur le terrain. ». « Si l’on veut parler d’un modèle corse, il tiendrait dans ce maintien d’un football à caractère vraiment populaire et une gestion à l’ancienne, basée avant tout sur les rapports humains, à la protection et à la cohésion du groupe face à l’extérieur » ajoute Didier Rey. Le bénévolat permet donc aux clubs corses de sauver des charges colossales au niveau du staff. Mais comment se prennent leurs dirigeants pour attirer des joueurs ? Pour Sébastien, l’insularité et son mode de vie seraient d’indéniables attraits, comblant aisément un manque à gagner salarial : « C’est certain, ces gars, ils viennent pour le front de mer, le soleil, la cuisine méditerranéenne. Sans cette offre, je doute que le Sporting, malgré son histoire et son public, soit très attractif, parce que dans le football moderne, les joueurs veulent d’abord des gros revenus. » En mai dernier, suite à l’accession en Ligue 1 du Gazélec, son président Olivier Minicon avait plaisanté sur une réalité qui ne fait aucun doute : « Le téléphone sonne beaucoup en ce moment, car les joueurs veulent venir profiter de nos plages ».

Alors, l’île de Beauté aurait-elle tout d’un paradis du ballon de rond ? L’affaire n’est pas aussi simple, selon Luca : « Prenez un gâteau. Il est maigre. Vous en coupez deux, trois tranches, qu’est-ce qu’il vous reste ? Ici, le tissu économique n’est pas suffisamment dense pour soutenir deux voire trois clubs de niveau professionnel. L’AC Ajaccio et le Gazélec, par exemple, ils feraient mieux de fusionner, d’allier leurs sponsors. Mais il y a des rivalités historiques, cela ne se fera jamais. » Même son de cloche du côté de Dider Rey : « Cette multiplication est plus la marque d’une faiblesse que d’une force : l’éparpillement des hommes et des moyens dans une île économiquement faible. Les ressources proviennent des collectivités locales qui, plus d’une fois, sauvèrent les clubs de la disparition pure et simple, mais, en ces temps de disette des fonds publics, elles demeurent précaires. Cela ne suffit pas, et les clubs corses sont toujours à la limite de la rupture. »

« C’est certain, ces gars, ils viennent pour le front de mer, le soleil, la cuisine méditerranéenne. » Olivier Minicoin, président du Gazélec

20h00, la ferveur a gagné l’arène de Furiani peu après que la musique polyphonique ait fait crépiter ses enceintes, ainsi que la fierté de Sébastien : « Ce qu’il faut surtout dire, c’est qu’en France, la Corse est peu mise en avant sur les plans politique et économique. A travers le football, on prouve que, nous aussi, on est capable de produire le meilleur. ». Malgré un effectif vieillissant (30 ans de moyenne d’âge selon la feuille de match), le Sporting l’emporte rageusement (3-0) sur des Toulousains impuissants. En tribune, pas d’échauffourées ni d’excès de zèle, mais des chants sincères. Un constat défiant l’image violente que portent parfois les fans bastiais dans les médias français. Seul incident à relater; le déclenchement soudain des jets d’arrosage en pleine première mi-temps, renvoyant pendant quelques secondes les joueurs sur la touche. Pas de doute, l’ultime vertu du football corse, c’est bien de savoir mouiller le maillot.

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