Enquête : dans les gènes du football suisse

Le 27 mars prochain, la Suisse affronte l’Estonie dans la course à la qualification pour l’Euro 2016. Une nouvelle opportunité pour observer le visage multiculturel de la Nati. Plus que des traits d’apparence, il semblerait que la substance de la culture sportive ex-yougoslave soit désormais encrée dans les gênes du football suisse. Enquête de la racine aux branches du phénomène.

29.03.2015

Ranko Jakovljevic sillonne le football suisse depuis ses 25 ans, l’âge où il a débarqué d’une Yougoslavie alors en pleine balkanisation. Ici, il a joué, un peu, puis entraîné, beaucoup. Jusqu’en Super League, lorsqu’il a repris un FC Aarau en crise il y cinq années de cela. Jakovljevic a passé la première partie de sa vie à Banja Luka, aujourd’hui deuxième ville bosnienne. De cette puissante culture footballistique yougoslave, il s’en souvient très bien : « Dans tout le pays, le football était quelque chose de sacré. Il y avait des équipes phares bien sur, comme l’Etoile rouge de Belgrade, qui a même remporté la Coupe des clubs champions européens. Mais pas seulement. Le football touchait toutes les villes et tous les niveaux. Surtout, le nombre de spectateurs moyen était assez impressionnant. A Banka Luka, alors que le premier club de la ville était en deuxième division yougoslave, on comptait entre 20 et 25’000 personnes tous les week-ends au stade. Dans les journaux, les colonnes étaient remplies d’informations sur le foot, tous les jours. Parfois, les gros derbys entre le Partisan et l’Etoile rouge (ndlr : les deux principaux clubs de Belgrade) réunissaient plus de 90’000 personnes. »

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Long format publié dans le « mook » du mois de mars 2015 du site d’information Sept.info

Au dela des clubs et de la ferveur qu’ils engendrent, Jakovljevic se rappelle d’un football omniprésent, autant dans la sphère politique que sur le bitume des cours d’école : « Les clubs n’étaient pas juste des emblèmes, c’était des vrais symboles de puissance, des vecteurs de développement aussi. A Banka Luka et dans toute la région bosnienne, les clubs sportifs construisaient leur budget à 60, 70% avec des aides de l’Etat. Il y avait aussi des liens directs avec les écoles. Dès 6-7 ans, les jeunes participaient à des rencontres sportives, tous les mois. A l’école, dans les halles de gym, on ne faisait jamais de gym ! C’était balle, balle, balle… C’était aussi plus simple pour le prof’. Déjà, il n’y avait pas besoin d’enseigner grand chose, les gestes avec une balle sont instinctifs. Et puis, avec un seul ballon, on occupe beaucoup de monde, et longtemps. Être bon au foot, ça valait davantage que d’être bon en maths. Je me souviens d’un vendredi à l’école, quand j’avais 10-12, j’avais demandé à mon prof si je pouvais partir plus rapidement pour aller jouer un match dans l’après-midi.  Il m’a répondu non, mais j’y suis quand-même allé. Le lundi suivant, le prof vient vers et moi et me dit „Tu étais où vendredi dernier ?“. Ensuite, il m’a regardé quelques secondes et m’a lancé : „Vous avez gagné ? Tu étais bon ?“. Je lui ai dit que oui, qu’on était premier du groupe,. Alors il me lance „Ok, dans ce cas, il n’y a pas de problème“. L’actuel entraîneur des M18 d’Aarau s’arrête le temps de rire maigrement, puis reprend : « Sans parler d’institution, il suffisait de te balader dans la ville pour ressentir cette culture. Du vendredi au dimanche, à n’importe quelle heure, tu pouvais voir des jeunes jouer, encore et encore. D’accord, c’était il y a trente ans. Mais en Suisse, est-ce que tu as déjà vu ça ? »

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Le « pont » entre la Suisse et la Yougoslavie se solidifie encore plus après le choc pétrolier de 1973

La question résonne, et ramène au présent. En remettant les clés de son jeu à une jeune garde originaire des Balkans, il n’est pas outrancier de penser que la Nati file droit vers des lendemains qui chantent. Mais avant de connaître ses premiers succès, l’assemblage de ce bolide rouge à croix blanche a été un long processus, d’abord historique et politique, avant d’être sportif.

C’est dès la fin des années soixante que les premiers ressortissants issus de l’ex-Yougoslavie arrivent en Suisse pour travailler. Taux de chômage élevé, précarité socio-économique chronique, les hommes (en majorité albanophones) commencent a fuir leur pays avec un objectif précis : travailler un maximum en Suisse afin d’économiser rapidement pour ensuite revenir au pays et offrir un avenir meilleur à leurs familles. Il se trouve justement qu’à cette même période, les patrons suisses sont en fort manque de main d’oeuvre saisonnière. L’offre est là, la demande aussi. Le timing parfait. Ces nouveaux migrants trouvent très vite des emplois non qualifiés, tout en bas de l’échelle salariale, dans des domaines délaissés par les Suisses tels que l’agriculture ou la construction. Kosovars, Serbes, Macédoniens ou Bosniaques, ils sont des saisonniers « de rêve » pour un pays d’accueil comme la Suisse.

Le « pont » entre la Suisse et la Yougoslavie se solidifie encore plus après le choc pétrolier de 1973 et la mort de Tito en 1981. Un contexte politique très tendu, suivi d’une ruine dramatique de l’économie yougoslave, influencent en effet l’évolution de l’immigration en Suisse, notamment l’immigration albanaise. Poursuivis et persécutés par le régime yougoslave et les nationalistes, de nombreux Albanais cherchent alors refuge sur le territoire helvétique, où la première vague de migration des années 1960 a déjà fait ses preuves. Avec la guerre et le démembrement de la Yougoslavie, on assiste alors à une remise en question totale du projet migratoire de ces populations. La migration saisonnière laissant désormais la place à une migration définitive, mais aussi à une explosion des demandes d’asiles.

Comme le souligne Hans-Peter Aarburg dans un article sur l’émigration albanaise du Kosovo vers la Suisse, il n’existe pas de statistiques fiables décrivant les différentes phases de la migration albanaise du Kosovo vers la Suisse. Toutefois, certains repères permettent de dégager des tendances significatives qui, dans le cadre de notre sujet, sont pertinentes. Au cours des années huitante, les ressortissants de l’ex-Yougoslavie représentent environ 140 000 personnes. Ce chiffre double durant la décennie suivante, celle des conflits armés : 320 000 ex-yougoslaves résident en Suisse en 1998, date à laquelle les Behrami, Shaqiri, Mehmedi ou Drmic sont déjà tous installés sur le sol suisse. (note de bas de page – La part des Albanais n’a jamais été clairement définie / On estime à 150 000, 200 000 au maximum, le nombre des albanophones vivant en Suisse). L’extraordinaire croissance de la population kosovare en Suisse ne s’explique pas uniquement par le nombre de demandeurs d’asile, mais aussi par le regroupement familial effectué par les anciens saisonniers ayant obtenu les autorisations de séjours annuels ou alors ayant été durablement établis en Suisse. Nombreux à estimer qu’un retour sur leur terre d’origine serait un aboutissement durant les décennies 60 à 90, ces populations savent désormais que leur avenir est ici. C’est parmi ces familles fraîchement arrivées au tournant des années nonante que vont grandir les Shaqiri, Mehmedi, Xhaka, Behrami et consorts.

Pour Jérôme Berthoud, assistant à l’Institut des sciences du sport de l’Université de Lausanne, le nombre de joueurs issus des Balkans en équipe nationale suisse ne fait que suivre l’évolution démographique (note : La population issue de différentes communautés d’ex Yougoslavie représentait environ 311 000 personnes en 2010 selon les chiffres officiels de la Confédération). Il suffit de faire parler les chiffres. « La croissance annuelle de la population dans son ensemble ayant une origine d’ex-yougoslavie est de 20% entre 1990 et 1992, avant de redescendre à moins de 3% en 1998 ». Il y a donc une « corrélation évidente » entre cette forte augmentation et la présence de nombreux joueurs nés dans ces années-là au sein de la Nati d’aujourd’hui selon le chercheur, pour qui « rien ne dit que d’ici dix ans, nous retrouverons autant de joueurs de cette origine en équipe nationale suisse ».

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Les chiffres avancés par Jérôme Berthoud sont parfaitement illustrés par les parcours de vie de Valon Behrami, Xherdan Shaqiri, Admir Mehmedi ou encore Granit Xhaka. Valon Behrami, premier joueur d’origine kosovare à intégrer la Nati, « l’ancien », est né à Mitrovica en avril 1985 et a vécu au Kosovo jusqu’à l’âge de cinq ans. Son histoire personnelle, maintes fois relayées dans les médias suisses et étrangers, est représentative à plus d’un titre. Dans une édition consacrée au football suisse, « Enquêtes de foot » (Canal +) nous apprend qu’en 1990, Valon a cinq ans et voit son père perdre son travail après un licenciement. S’en suivent alors menaces à répétition envers la communauté kosovare et arrestation du père par la police serbe. Cette situation incertaine, et amenée à empirer, incite donc le père de Valon a prendre une décision : quitter la terre ancestrale du Kosovo, fuir, pour mettre sa famille à l’abris et démarrer une nouvelle vie loin de cette poudrière. La Suisse, symbole de paix et de prospérité, est alors choisie pour cette nouvelle vie. Pour les autres, tout se passe également dans ces mêmes années. En 1992, Xherdan Shaqiri arrive en Suisse alors qu’il n’a qu’un an. En 1993, accompagné de sa mère et de ses frères et soeurs, Admir Mehmedi (né en mars 1991) rejoint son père, migrant albanais de Macédoine, présent en Suisse depuis 1986. De son côté, Granit Xhaka, lui, est né à Bâle en septembre 1992 quelques mois après que sa famille soit arrivée en Suisse, son frère aîné Taulent étant, lui, né à Pristina en mars 1991. Au centre de familles réfugiées, ces jeunes garçons issus de la troisième vague de l’immigration balkanique vont se mettre à pratiquer le sport et à jouer au football, l’un des sports les plus pratiqués dans leur pays d’origine, pour se révéler être de véritables joyaux…

« Rien ne dit que d’ici dix ans, nous retrouverons autant de joueurs de cette origine en équipe nationale suisse » Jérôme Berthoud

Véritable « culture nationale », les sports de balle ont permis à la Yougoslavie de rafler presque tous les titres majeurs jusqu’au début des années 1990 que ce soit en basket, volley, handball ou football. Comme le souligne Tristan Trasca, du site www.footballski.fr, la Yougoslavie était alors « dotée d’un système de formation très performant, avec des entraîneurs de renoms et une culture de la victoire très développée ». Même si la Yougoslavie s’est disloquée, ces qualités restent encore aujourd’hui dans le sport croate, serbe et kosovar. La forte pratique du football chez ces jeunes n’est pas seulement due à leur culture d’origine, mais aussi à leur origine sociale. En effet, nombre de ces jeunes sont issus de familles ayant fui les conflits armés et/ou la pauvreté dans les Balkans et arrivées en Suisse avec parfois peu de qualifications professionnelles. Jouer au football offre donc à ces jeunes « la possibilité de montrer leurs compétences dans un autre domaine que celui du travail, et d’acquérir peut-être aussi une forme de légitimité » selon Jérôme Berthoud. « Le football est pour ces jeunes un moyen de s’en sortir professionnellement, socialement et financièrement », ajoute Tristan Trasca. De plus, ces jeunes issus de l’immigration sont plus facilement attirés vers le football que d’autres sports bien plus reconnus en Suisse, et plus onéreux, comme le ski alpin, le hockey sur glace ou le tennis (tennis pourtant très populaire en ex-Yougoslavie, mais qui présente une configuration économique plus incertaine : nécessité d’avoir des moyens importants, une structure d’encadrement personnelle, des sponsors privés etc…).

Homme de terrain, Remo Gaugler est depuis deux ans « chefscout » au FC Lucerne, où il est responsable des sélections et de la coordination junior. Auparavant, il occupait le poste de responsable de la formation au FC Bâle, où il est resté quatre ans et a connu Xherdan Shaqiri. Pour lui, le leitmotiv de cette génération ne fait aucun doute : vivre grâce au football. « Pour les immigrés, la motivation de carrière est plutôt dirigé vers le sport, alors que pour les Suisses, elle est plutôt dirigée vers les études. La mentalité des Suisses a aussi évoluée. Mais il y a encore quelques années, quand tu disais que tu étais footballeur, le Suisse moyen te répondait : « Ok, mais professionnellement, tu fais quoi ? ». Le football est plus valorisé du côté des ex-Yougoslaves. Pour eux, c’est clair, tu peux vivre de ça, tu peux gagner de l’argent avec le football. Il est important de savoir que dans les systèmes de formation suisses, nous encourageons tous les jeunes à accomplir une formation ou un diplôme, Suisse ou pas. Maintenant, il arrive un moment critique où les deux ne sont plus compatibles, où il faut s’entraîner le matin, l’après-midi, le soir. C’est là que la question de priorisation entre en jeu. »

Le caractère, le mental et l’engagement au quotidien seraient donc en partie responsables de la réussite de cette génération au plus haut niveau. D’après Remo Gaugler, il est évident que ces jeunes originaires des Balkans ont beaucoup plus de passion pour le football que les Suisses. Mais le gros élément les différenciant de ces derniers, est que « depuis tout jeune, ils sont habitués à mettre plus d’énergie ». D’abord dans la vie quotidienne, où ces enfants grandissent avec « moins d’argent, moins de vêtements, ou moins de jouets que les Suisses » poursuit le formateur lucernois. « Ces valeurs d’abnégation, de volonté de faire toujours plus pour arriver à s’en sortir et à s’intégrer sont particulièrement précieuse pour faire une carrière sportive au haut niveau ». Spécialiste du football des Balkans, Tristan Trasca abonde en ce sens : « Il y a sans doute une question de caractère liée à l’histoire et à la trajectoire personnelle de ces joueurs, mais aussi une question de fierté, et la fierté des gens des Balkans n’est pas qu’une idée reçue ! ». D’un point de vue humain, il semblerait que la déchirure de l’exode forcé de ces familles pousse les enfants footballeurs à vouloir réussir à tout prix. A contrario, Jérôme Berthoud pense qu’il ne faut pas aller chercher du côté du caractère ou même du physique pour tenter d’expliquer la progression fulgurante et la réussite de cette jeune génération issue des pays balkaniques. « Cela n’a pas de sens », affirme t-il, tout en s’appuyant sur une comparaison entre Stéphane Lichtsteiner, le « battant » et Josip Drmic, le « calme ».

Comme le révélaient les formateurs suisses dans le reportage « Enquêtes de foot », les joueurs originaires d’ex-Yougoslavie se distinguaient, dès leur plus jeune âge, par une plus grande qualité technique et davantage d’individualisme sur le terrain. « Tout en assimilant la discipline suisse, ils ont apportés leur côté fou et créatif, parfois trop orgueilleux » précise Bernard Challandes. Une « balance » naturelle s’est dès lors créée avec les joueurs suisses qui a profité à tout le monde. La culture footballistique des Balkans, basée sur le jeu, la technique, le dribble et l’art de la passe va donc déteindre peu à peu sur le football ordonné des Suisses. Même si certains de ces joueurs sont nés en Suisse, ils ont dans leurs gênes ces caractéristiques footballistiques qu’ils mettent au service du football suisse et de ses équipes nationales. Pour Tristan Trasca, cette culture footballistique des Balkans est parfaitement complémentaire de celle des joueurs suisses. Il note d’ailleurs, et à juste titre, que « tout le secteur offensif des Suisses lors de la dernière Coupe du Monde était composé par des joueurs issus des Balkans ». La rigueur à la défense, la créativité au secteur offensif. Certainement pas le fruit du hasard.

« Depuis tout jeune, ils sont habitués à mettre plus d’énergie »

Depuis 1995, l’ASF a mis en place un système de formation beaucoup plus efficace et performant, notamment avec la création d’un label de formation. Cette évolution dans la formation suisse coïncide avec l’arrivée de cette « génération Behrami », présente en grand nombre dans les clubs de football suisse à cette époque. Pour l’ASF, ce travail de formation s’accompagne parfois d’un travail de séduction auprès des familles, car bien que « couvés » dans les différentes catégories d’âge sur le sol suisse, ces jeunes footballeurs n’en sont pas pour autant des citoyens suisses. Avant la nationalité et le passeport, les formateurs suisses regardent surtout le talent et le potentiel du joueur, mais aussi leur caractère. « En général, l’origine ne devrait jamais passer devant la personnalité et les qualités du joueur, précise Remo Gaugler. Maintenant, dans la construction d’une équipe d’adolescents, nous devons faire attention à ce que les caractères soient compatibles, ou complémentaires. Tout cela afin que chacun puisse individuellement avancer à travers l’équipe. Par exemple, j’ai remarqué avec l’expérience que les jeunes d’origines turcs sont plutôt émotifs. Si, lors d’un match, tu en as deux sur le banc, ils vont montrer leur déception, leur peine. C’est humain, mais avec ce genre d’attitude, le risque est d’avoir une mauvaise ambiance de groupe, déstabilisante pour tous les autres. Ils font donc composer avec le caractère, et le caractère est parfois lié à l’origine. Je dis bien parfois, car la plupart du temps, c’est un problème individuel qui n’a rien à voir avec la culture ». L’investissement mental fait donc souvent toute la différence « à talent égal » selon Remo Gaugler.

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Grâce à une politique de formation élargie aux enfants issus de l’immigration, l’ASF se dote donc d’un vivier de pépites extrêmement large et, par conséquent, augmente ses chances de sortir des joyaux comme peuvent l’être X.Shaqiri ou G.Xhaka. Pour autant, cette politique de formation engendre des coûts et des risques importants, d’autant qu’en 2009, la FIFA a revu ses règles concernant les binationaux. Depuis cette date, un joueur n’ayant jamais pris part à un match international dans une compétition officielle avec l’équipe A du pays où il évolue peut à sa guise choisir sa sélection nationale. Avec cette décision, la FIFA fait de fait planer une incertitude dans les centres de formation suisses puisque l’ASF n’est plus certaine d’avoir un retour sur investissement. En clair, la possibilité de voir tout ou partie des joueurs issus de l’immigration choisirent le maillot de leur pays d’origine plutôt que le maillot de la Nati est accentuée. D’attestations stipulant que le joueur en cours de formation aimerait jouer plus tard pour la Suisse, à la visite auprès des familles pour leur demander aimablement d’initier une procédure de naturalisation, l’ASF possède plusieurs cordes à son arc pour convaincre les jeunes espoirs de revêtir définitivement le maillot de la Nati. Le jeu en vaut la chandelle si l’on en croit Remo Gaugler : « Sur des bases statistiques, les jeunes issus de l’immigration balkanique sont plus intéressants que les Suisses pour un club de football. Tout simplement parce que le pourcentage de réussite est plus élevé, ce qui veut dire qu’ils sont un meilleur investissement. Bien sûr, il existe des exceptions ». Un meilleur pourcentage de réussite, de meilleurs investissements, entre le langage scientifique, mathématique et économique, la formation suisse manie les cartes à sa disposition avec doigté afin de garder auprès d’elle cette future élite. Une sorte de « coup de poker » joué par les instances du football suisse, qui provoque parfois quelques ratés, comme dans tout jeu qui se respecte.

L’un des exemples les plus frappants est celui de Taulent Xhaka. Né à Pristina le 28 mars 1991, Taulent fait toutes ses classes dans les sélections suisses jusqu’au moins de 21 ans et, malgré cela, n’opte pas pour le passeport suisse au moment d’effectuer la bascule vers l’équipe A. La raison de ce choix, l’aîné des Xhaka s’en est expliqué dans une interview accordée au Matin en juin 2013. «Au contraire des dirigeants suisses, les dirigeants albanais m’ont invité et m’ont montré qu’ils tenaient vraiment à moi. Un simple coup de fil aurait suffit, mais il n’est pas venu. Oui, la Suisse m’a déçu.» Cette déclaration du « pitbull bâlois » paraît étonnante, une fois que l’on a exposé la politique de formation et de repérage de l’ASF en amont. Comment un joueur aux qualités physiques comme Taulent Xhaka n’a pas été retenu par la formation suisse ? Un joueur de son caractère, avec un tel engagement sur le terrain, aurait totalement eu sa place au sein de la Nati, non loin de celle occupée par son frère Granit d’ailleurs. Alors « un de perdu, dix de trouvés » pour l’ASF ? Pas sûr si l’on y ajoute les Rakitic, Petric, Kuzmanovic ou même Gashi. Brillant dans les sélections de jeunes, courtisé par les A, l’actuel meilleur buteur de Super League a finalement choisi de porter les couleurs albanaises. N’aurait-il pas été une vraie valeur ajoutée au onze suisse ? Ces quelques cas de joueurs issus de l’immigration balkanique ayant choisi la sélection nationale de leurs aïeux ne sont, pour autant, pas à prendre comme un constat d’échec. La formation a été faite, et bien faite pour ces jeunes. Elle a été faite et financée, pour qu’au final, cela bénéficie à une autre sélection. Les risques du métier. Tout simplement.
Du côté albanais, ce même son de cloche est partagé par Fajton Pandovski, d’Albanian Soccer Media. « Ils jouent pour le pays qu’ils choisissent. C’est un monde libre et ils peuvent choisir comme bon leur semble. C’est une décision personnelle et beaucoup de facteurs entrent en jeu, qu’ils soient personnels ou familiaux. » A l’arrivée, cette politique de formation bénéficie plus qu’elle n’affaiblie le football suisse, car comme le souligne Jérôme Berthoud, une « grande majorité des joueurs choisissent de jouer pour l’équipe de Suisse, alors pourquoi changer cela ? ».

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Pour légitimer les propos de Jérôme Berthoud : Xherdan Shaqiri, Valon Behrami ou encore Admir Mehmedi. Ils ont choisi la Nati et ont souvent clamés leur amour de la Suisse et leur fidélité pour ce maillot. « Je suis d’origine albanaise, mais c’est à la Suisse que je dois tout. Et ça, je ne l’oublie pas », déclarait Behrami à La Tribune de Genève la veille d’un Suisse-Albanie en septembre 2012. « Ce pays a fait un très beau travail d’intégration, j’en ai bénéficié au-delà de toutes mes espérances. La Suisse a changée ma vie, ainsi que celle de toute ma famille. » Pour autant, Behrami sait d’où il vient et possède sur lui, à travers ses tatouages, son héritage familial et culturel. « L’aigle, je me le suis fait tatouer après la guerre, par solidarité envers les Albanais du Kosovo, pour toutes les souffrances endurées. Oui, c’est une part de moi que je ne veux pas renier. Je suis footballeur professionnel, j’ai tout ce que je veux dans ma vie actuelle, mais cela me rappelle d’où je viens, qui je suis. Cela me donne de la force, c’est aussi un peu ce qui transpire de mon style de jeu. » Même son de cloche chez l’Interiste Xherdan Shaqiri qui bataille avec les drapeaux suisse, albanais et kosovar cousus sur ses chaussures. Côté suisse donc, tout semble fonctionner presque idéalement. Mais du côté des origines, comment sont vu ces « enfants des Balkans » ?

La fidélité et l’amour du maillot suisse par ces joueurs ne sont pas à remettre en cause

Valon Behrami veut croire que les supporters albanais sont fiers de lui et de voir où il est arrivé à force de travailler dur. « Il y a aussi cette envie en moi : montrer que les gens originaires d’Albanie qui sont en Suisse travaillent dur pour y arriver. On entend parfois des choses sur nous négatives. Mais s’il y a des personnes mauvaises, comme partout, je veux montrer que la grande majorité est des gens simples et honnêtes » déclairait-il à la Tribune de Genève. A écouter Tristan Trasca, l’ancien Napolitain peut être rassuré. « Au Kosovo, Xherdan Shaqiri et Granit Xhaka sont des stars, et Valon Behrami est très apprécié. Ils sont vus comme des enfants du pays et leurs exploits sont perçus comme kosovars. »

Cette réflexion peut interpeler, tant les derniers matchs entre la Suisse et l’Albanie avaient fait naître quelques polémiques médiatiques. « Traitres ». Le mot est lâché. La question de l’appartenance de ces joueurs au football suisse, alors qu’ils pourraient porter le maillot frappé de l’aigle albanais, méritait visiblement d’être posée vu d’Albanie. « Certains médias les ont renié, précise Tristan Trasca, mais cela n’a tenu que le temps d’un match. » Comme leurs parents sont nés en Albanie ou au Kosovo, « tout le monde pense qu’ils devraient jouer pour l’Albanie, ajoute Fajton Pandovski. Chaque joueur doit pouvoir choisir la sélection pour laquelle il veut évoluer. » Le journaliste albanais poursuivait dans ce sens lors d’un entretien avec T. Trasca après ce match Suisse-Albanie à Lucerne. « Les joueurs albanais ont vécu ce match comme n’importe quel autre. Ce sont surtout les supporters qui lui ont donné une importance spéciale. Il y avait d’ailleurs plus de supporters albanais que de supporters suisses dans les tribunes. »

Depuis l’éclosion de cette génération issue des Balkans, la Nati paraît rouler sereinement. Et puis, ce melting-pot donne incontestablement un « visage représentatif du pays », comme le souligne Jérôme Berthoud. Technique, physique, mental, le moteur est là. Il ronronne, prêt à s’emballer, comme lors de la dernière Coupe du Monde au Brésil. Une mécanique au son balkanique, un peu fougueuse, mais solide et performante, qu’on devrait entendre monter dans les tours sur la route de l’Euro 2016.

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