Les vibrations de guitare s’apparentent à celles qui laminent les cuisses des skieurs. En fait, le hard rock couvre tout : les raclures des carres, les envolées de deux mètres puis les crashes, les lattes qui giclent. L’ « after movie » de la Bataille des bosses, événement Red Bull organisé en mars dernier aux Portes du Soleil, impacte l’audimat de plein fouet. Presque autant que le dos des participants. « J’ai eu des douleurs pendant une semaine » avoue Sandy Marti, victorieuse de la course en catégorie féminine. Comme la plupart de ses concurrents, Sandy a découvert l’ « event » sur les réseaux sociaux avant de s’inscrire « pour le fun et les sensations fortes. » « Et puis, le champ de bosses du « Pas de Chavanette », cela reste un mythe » ajoute celle qui a pratiqué le ski freestyle en tant que professionnelle.
Encadrant la descente, les étendards Red Bull et les caméramans pullulent. « J’ai été impressionné par le nombre de cadreurs » témoigne-t-elle. C’était une compétition amatrice, mais le dispositif médiatique était ultra-professionnel. » Sur Facebook, la vidéo affiche près de 60’000 vues.
Sans conteste, c’est lorsque l’on prend le taureau par les chiffres que sa puissance déferle. Distribuée dans près de 170 pays, la canette de boisson énergisante a été achetée 62 milliards de fois en 30 ans d’existence. Qui plus est, pour 2015, le groupe autrichien enregistre un bénéfice record de 501 millions d’euros selon le magazine Trend, soit une hausse de 35% par rapport à l’année précédente. Avec l’hégémonie du 2.0, Red Bull, qui alloue le tiers de son chiffre d’affaires au marketing, a définitivement fini par s’envoler.
« Sur le web, Red Bull a toujours fait figure de pionnier. L’avènement des nouvelles plateformes et l’amplification de la connexion ont fini par faire exploser son audience, et donc la rentabilité de ses campagnes » explique Fred Dumonal, directeur du programme « Brand Content » à l’école de marketing et de communication digitale CREA. Et pourtant, la firme qui n’en finit pas de grimper dans le classement des marques les plus « valuables » du monde dispose d’une facétieuse particularité : sa liqueur de taurine a été reléguée en vache à lait. En d’autres termes, la boisson génère du cash mais a carrément disparu de la communication externe. Sur la fenêtre d’accueil du site redbull.com, pas la moindre canette ne perce. Même refrain pour la page Facebook.
La communauté « redbulienne », pouvant se targuer d’être la 54ème plus nombreuse du réseau avec 46 millions de partisans, réagit exclusivement à du contenu sportif. Publié en masse, et en HD. « La stratégie de Red Bull est aussi limpide qu’originale : agir en média. On produit plutôt que d’apposer son logo à du contenu externe. On organise des événements plutôt que de les sponsoriser » analyse Fred Dumonal. Le but est de bâtir puis de capitaliser sur un vaste univers, en l’occurrence celui du sport extrême et sa culture du dépassement de soi. » Interviewé par GQ, le fondateur de la marque et accessoirement la plus grosse fortune d’Autriche Dietrich Mateschitz le scande sans détour : « Le but de l’entreprise n’est plus de vendre de la boisson. » Alors, elle accouche de plus de 1’000 événements par année et sa chaine Youtube, qui a dépassé le milliard de vue en 2015 déjà, crache vidéo sur vidéo.
Si médiatiser une marque pointe une pratique marketing très tendance, elle ne l’était absolument pas lorsque Red Bull s’y est attelé. Dans les années 90, le marché des boissons est saturé par Coca-Cola. Mateschitz snobe alors les espaces de publicité traditionnelle pour miser sur le disruptif : street marketing, web, monde de la nuit et, avant tout, sponsoring de sports marginalisés. « L’idée était de donner à la jeunesse, soit le public cible, la boisson correspondante à leur mode de vie : moderne, aventureuse, créative » développe Gian Gilli, directeur de l’agence InfrontRingier Sports & Entertainment. Bien avant d’avoir les moyens de monter sa propre écurie de Formule 1 (Red Bull en possède aujourd’hui 2) ou de gérer 5 clubs de football professionnels, la marque déniche parmi les base jumpers, les snowboarders ou les cascadeurs BMX ses premiers prescripteurs voués à rameuter la génération Y. Red Bull répertorie plus de 600 sponsorisés en 2017. « Ces actions accordent un soutien très opportuniste aux sportifs. À l’heure où les vidéos se partagent en masse, disposer d’une centaine d’athlètes à fort potentiel viral est un véritable luxe. Autour d’eux, Red Bull peut développer du contenu absorbant, exclusif » commente Fred Dumonal. Gian Gilli l’atteste : « La plupart des gens bercent dans un quotidien toujours plus ennuyant. Les productions de Red Bull fonctionnent car elles offrent de véritables expériences. » La firme les offre même gratuitement. Avant tout le monde, elle comprend que la sphère médiatique se fragmente en de multiples diffuseurs à moindre budget, et que ceux-ci vont avoir besoin de matériaux. Aujourd’hui, d’innombrables chaînes et webzines spécialisés puisent librement dans le Red Bull Content Pool, vaste base de données en ligne, contribuant ainsi à déployer la marque.
Pour charpenter ses activités, le groupe a monté la Red Bull Media House, corporation scindée en 3 sièges internationaux dont un en Suisse. Ce studio géant ramifiant journalistes, photographes et monteurs fourgue ses objectifs grand angle un peu partout, surtout où les autres ne vont pas. Non coté en bourse, Red Bull supporte les risques et ne semble jamais être ébranlé par les incidents. En 2013, lorsque le base jumper suisse Ueli Gegenschatz chute mortellement de la tour Sunrise à Zurich lors d’un tournage, l’opinion publique sourcille à peine. Pour elle, la responsabilité incombe d’abord aux sportifs dont la nature même de leur activité est l’exposition au danger. Nick Amies, journaliste indépendant basé à Londres, fait partie du millier de contributeurs au service de la Red Bull Media House : « Les diffusions de Red Bull ne s’adressent pas qu’aux alpinistes professionnels, mais bien à tous ceux qui aspirent à un mode de vie rapide, excitant. Le sport extrême n’est qu’une métaphore de l’accomplissement à travers l’engagement; cette philosophie est applicable à tous les domaines de la vie. » Car l’empire autrichien s’oriente aussi vers la culture. Dans le cadre de sa dernière contribution, c’est d’ailleurs le groupe Metallica que Nick Amies a interviewé. « Rédiger pour Red Bull est une expérience appréciable. On se sent soutenu. En cours d’écriture, l’équipe éditoriale multiplie les prises de contact, te montre qu’elle est là pour valoriser ton travail.» En outre, Nick assure que Red Bull « ne lui a jamais exigé de placer le produit dans un article. » « L’idée est plutôt d’étayer le lifestyle, les aspirations et les motivations représentés par la marque » insiste-t-il.
Quant au « Red Bulletin », le magazine décliné en quatre langages et imprimé à plus de 2 millions d’exemplaires, il lorgne ambitieusement le territoire de la presse écrite. En Suisse romande, le mensuel se distribue désormais avec « Le Matin Dimanche » et dans sa dernière édition, Tag Heuer et Mazda y annoncent leur dernier modèle. « Être en mesure de monétiser ses propres supports promotionnels en y vendant des espaces pubs, cela tient de la performance exceptionnelle » assène Fred Dumonal. De son rodéo médiatique, Red Bull n’a visiblement pas fini de récolter les retombées.