Les agents de joueurs sèment le doute

En Suisse comme à l’étranger, les conflits d’intérêt visant les agents de joueurs sont devenus normes dans l’élite du foot. La triple commission touchée par Mino Raiola sur le transfert de Pogba jette un pavé dans la mare

15.05.2017

Nouveau coup de pied dans la bourdonnante ruche des Football Leaks. Récemment, Mediapart a publié de sulfureuses informations sur le transfert de Paul Pogba de la Juventus à Manchester en août dernier. Elles révèlent que Mino Raiola, l’agent du milieu français, aurait touché une commission de 54 millions de francs sur l’opération, un montant correspondant à 40% de son coût total. Outre l’exubérance du chiffre, c’est sa composition qui fait sonner toutes les alarmes. Les trois signataires du contrat de transfert, soit la Juve, United ainsi que Pogba, ont payé une part de la commission de l’Italien. Mais alors, pour qui travaille-t-il? La FIFA a ouvert une enquête sur ce poignant cas d’« agent double ». Néanmoins, la pratique est usuelle. Et n’épargne pas la Suisse.

Enquête parue dans « Le Temps » du 12 mai 2017

Au mois d’avril, pour la deuxième année consécutive, l’Association suisse de football a diffusé les « rémunérations aux intermédiaires ». Le PDF, austère recueil des chiffres 2016/2017, dessine deux tableaux aux antipodes. Dans le premier : le détail des 3,8 millions de commissions de transfert versées par les clubs de Swiss Football League aux intermédiaires. Dans le second : les maigres 3’400 francs d’indemnités payées par les joueurs à ces mêmes « Vermittler ».

« C’est du sportif et non du club que devrait provenir la rétribution » expose l'avocat Philippe Renz

Limpides, ces données attestent que les agents, ici intermédiaires, ne sont pas rémunérés par le joueur qui signe mais par le club qui émet le contrat de travail. Allègrement adopté par le cosmos du football professionnel, le procédé fonctionnerait pourtant à l’envers. « C’est du sportif et non du club que devrait provenir la rétribution, expose Philippe Renz, avocat de l’agence Sport7. L’agent, qui conseille le joueur sur la plupart des aspects de sa carrière, est bien son client. En l’état, on nage dans un gigantesque conflit d’intérêt. »

Légalement, la publication de ces comptes est le fruit direct du nouveau règlement « sur la collaboration avec les intermédiaires » de la FIFA. Il y a 2 ans, l’organe dirigeant du foot mondial introduisait cette législation dans le but « de protéger les joueurs et les clubs contre toute implication dans des pratiques illégales et/ou contraires à l’éthique ». Alors que les anciennes règles imposaient une formation aux agents et normalisaient la mise en contact club/joueur, les nouvelles ne se préoccupent plus que de la transaction. « Comme la FIFA n’a jamais réussi à contrôler le marché des agents, elle a décidé d’abandonner son système de formation et de limiter son interventionnisme à la phase de la négociation du contrat qui, juridiquement, peut être documentée. La responsabilité des contrôles a alors été remise aux associations nationales, qui ont l’obligation de publier les commissions globales versées aux intermédiaires » décrypte Philippe Renz. Un jet de transparence qui s’est déjà dilué dans l’opacité.

« Le problème du règlement FIFA, c’est qu’il laisse croire aux agents qu’ils peuvent lever leur conflit d’intérêt et se lier aux clubs, ce qu’un intermédiaire peut faire en certaines circonstances, raffermit l’avocat. Cependant, les droits et obligations d’un intermédiaire ne sont pas les mêmes que ceux d’un agent qui doit continuer à défendre les intérêts de son joueur après la conclusion du contrat. » C’est pour soulever la problématique liée à cette confusion que Sport7 vient de lancer la plateforme check-your-agent.football, destinée à informer les athlètes, soit « les premières victimes du système » selon le site. « Il devient difficile de faire confiance à son conseiller quand celui-ci tisse des relations privilégiées avec les clubs, soit la partie opposée, déplore l’avocat. La question que le joueur doit constamment se poser est : cette équipe est-elle la plus attractive pour ma carrière ou juste la plus généreuse avec mon agent ? »

Entretenir de bonnes relations avec les agents tient de l’enjeu vital, ne serait-ce que pour accéder au marché des joueurs.

Mais la problématique s’étend sur une très longue ligne, perçant aussi les intérêts des clubs. « Si l’on compare le travail des intermédiaires à celui d’une agence de placement, on peut penser qu’une rémunération de la part du club-employeur en faveur de l’agence est cohérente, commence Raphaël Berger, directeur général du HC Fribourg-Gottéron SA. Mais si l’on creuse, on se rend compte que, dans le sport, l’élaboration d’un profil, le dépistage, le tri des candidats ainsi que les entretiens sont réalisés par le club et non par l’agence. Via sa structure de recrutement, c’est bien le club qui supporte le travail de prospection et qui cible le joueur. L’agent, lui, n’a plus qu’à négocier et signer le contrat. » Au cœur de son quotidien, Raphaël Berger n’affronte plus l’ambiguïté. Car la Swiss Ice Hockey Federation, consciente de la perversion, s’est arrangée pour mettre un terme à la pratique. « En février 2016, tous les clubs de Ligue Nationale ont convenu d’un gentleman agreement prohibant la rémunération directe des intermédiaires. Désormais, ce sont aux joueurs de payer leur agent » certifie Denis Vaucher, directeur de la Ligue. Raphaël Berger s’en félicite : « Comme nos fourchettes salariales sont rigidement définies en fonction des rôles, nous n’avons pas comptabilisé d’augmentation de la masse suite à l’accord. Du coup, ces charges ont bel et bien disparu. » Denis Vaucher précise par ailleurs que, afin de garantir le fair-play au sein de ses équipes, la fédération « a intégré l’accord aux conditions d’octroi de licence. »

Si le hockey suisse siège donc en bon élève, les pièces bougent différemment sur l’échiquier footballistique. « Dans le foot, le système des transferts est globalisé si bien que les choses devraient être imposées à l’international pour ne pas fausser le marché, assène Philippe Renz. Avec son système de fair-play financier, l’UEFA aurait toutes les cartes en mains pour imposer un tel modèle et contrôler son respect en Europe, là où il y a le plus d’argent et donc d’abus. Ce n’est pas aux clubs de le faire ». « Nous évoluons dans un microcosme, appuie Raphaël Berger. Malgré les divergences, entretenir de bonnes relations avec les agents tient de l’enjeu vital ne serait-ce que pour accéder au marché des joueurs. » Interrogé sur le thème, le président de Neuchâtel Xamax Christian Binggeli se prononce lui « ni contre l’un ni contre l’autre système ». Le Neuchâtelois qualifie même les 17’000 francs versés par son club aux intermédiaires l’année dernière « d’investissements intelligents » : « Nous faisons en sorte de travailler avec des gens honnêtes, qui viennent voir jouer leur poulain, qui s’impliquent dans leur carrière. » Toutefois, il admet sans conteste que le paiement des agents par les joueurs lui paraît « économiquement plus logique. »

Une vision partagée par Laurent Falbo, l’intermédiaire ayant conclu le plus de transactions (12 au total) sur le marché des transferts suisse en 2016/2017. « Je suis pour que nos rémunérations transitent par le joueur et non par le club. Cela permettrait à nos sportifs de prendre conscience du travail que l’on fait pour eux plutôt qu’ils aient l’impression que l’on se fasse de l’argent sur leur dos. Mais le football fonctionne de cette manière depuis la nuit des temps, un changement paraît utopique » lâche le Genevois, fataliste. Si l’on ausculte l’Angleterre, paradis des chiffres hypertrophiés du football business, le constat est absolu. Quant aux derniers inventaires, la fédération ne répertorie aucune indemnité versée par un joueur à son agent. Les clubs de Premier League ont par contre glissé plus de 174 millions de livres sterling dans la poche des intermédiaires. « Le Danemark dispose probablement du moins mauvais ratio en Europe avec 21% des commissions payées par les joueurs. Ce chiffre est cependant en déclin » commente Philippe Renz.

Confusion des statuts

En outre, opérationnellement, la profession d’agent a peu été affectée par le nouveau règlement de la FIFA. « Rien ne change vraiment, si ce n’est que je fournis systématiquement les déclarations de transfert à l’ASF (ndlr : Association suisse de football), développe Laurent Falbo. Mais au niveau du titre, tous les agents se disent aujourd’hui être des intermédiaires. Si elle n’est pas adaptée, la nouvelle réglementation a au moins eu le mérite de mettre en relief cette confusion des statuts. » De son côté, Philippe Renz scande qu’ « il est temps que les instances du football protègent de manière effective les joueurs et débarrassent les clubs de cette charge injustifiée. » Rien que l’année dernière, le FC Bâle a déboursé près de 2 millions de francs pour payer ses « intermédiaires ».

Économie

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