Pour jauger l’intensité du vent à Amsterdam, il suffit d’observer la valse de ses eaux canalisées. Fougueuses ce matin-là, elles n’entraînent pourtant ni péniche ni touriste dans la danse. La « Venise du Nord » n’est jamais aussi déserte qu’un dimanche en pleine matinée. Dévorante, la nuit amstellodamoise recrachera ses milliers de visiteurs que bien plus tard dans l’après-midi. Alors, un flux de fans rougeâtres vient briser cette léthargie, traversant la ville pour s’étoffer sur la vaste place commerciale de l’Amsterdam ArenA, au sud. Le « Klassieker », derby de passion entre l’Ajax et le Feyenoord, se jouera, cette année encore, à 12h30.
Cramponné à un des nombreux pubs entourant le stade, Lars semble désenchanté : « Lors des matchs chauds, la ligue interdit le déplacement aux supporters de l’équipe visiteuse. Et en plus, elle planifie ces rencontres en pleine journée, au cas où. A la longue, ces mesures vont tuer le football. » Si le hooliganisme fait, aux Pays-Bas, toujours des étincelles, il ne s’est plus mué en incendie depuis 1997 et cet épique affrontement entre ultras amstellodamois et rotterdamois. « On l’appelle la « bataille de Beverwijk ». Un des nôtres y a laissé sa vie », soupire Lars. Ce dimanche, l’atmosphère est avenante, même familiale. « Ce que voulaient les dirigeants de la KNVB (ndlr : Fédération royale néerlandaise de football), c’était du sport-spectacle à l’américaine, sans débordement, sans bavure. Ils l’on eut » bougonne-t-il, avant de retourner à sa chope. Dans l’enceinte pleine de ses 50’000 spectateurs, l’acoustique se veut pourtant tapageuse. L’ambiance idéale pour accueillir la jeune équipe de l’Ajax, à peine 23 ans de moyenne d’âge. « Nous avons simplement le meilleur centre de formation du monde », se vante Marco, rencontré en tribune. « Notre fierté, c’est de jouer le titre chaque année avec une moitié de joueurs formés au club ».
Alors que Feyenoord ouvre le score, les locaux égalisent par un enchaînement de feintes renversant d’Amin Younes. Un but qui ramène aux grandes épopées d’un maillot blanc au trait rouge quasi mythologique. Accrochées à la tribune Sud, de gigantesques oriflammes affichent d’ailleurs les trophées les plus illustres empochés par le club. « C’est vrai que le palmarès est moins glorieux dès qu’on atteint les années 2000 », admet Marco. Puis, il étend son scepticisme : « En fait, ce derby, ce spectacle, ce monde; ils représentent le point culminant de notre football actuel. Pour le reste, il faut plutôt regarder vers le bas. »
Glenn Billingham, observateur de la sphère footballistique, est un Anglais expatrié. Il fait part de ses jugements dans un hôtel proche du prestigieux Rijksmuseum, berceau de l’art national. « Comme la peinture néerlandaise au 17ème siècle, les Pays-Bas du football ont, eux aussi, connu leur âge d’or » compare-t-il. « Tout est parti de Rinus Michels, l’entraîneur-visionnaire de l’Ajax puis de la sélection, dans les années 70. Même si les « Oranje » n’ont pas remporté de championnat du monde, ils étaient la référence stylistique, les architectes d’un football nouveau » clame Glenn. Le « voetbal » a effectivement connu de belles périodes, comme celle de Van Basten ou de Dennis Bergkamp. Mais tel que pourrait l’exprimer Rembrandt, la lumière côtoie toujours l’obscurité : « Il y a aussi eu des passages difficiles. Ce qui est le cas aujourd’hui » cède-t-il. Pour Glenn, la non-qualification à l’Euro 2016 ne serait pas le premier indicateur d’un temps faible, « mais bien la conséquence d’alertes sottement ignorées ». Et quand on lui soumet cette séduisante troisième place obtenue au dernier Mondial, il rechigne tout enthousiasme : « Tout le monde parle de la Coupe du monde 2014, mais ce qu’a fait le sélectionneur Louis van Gaal était inespéré. Il a conduit un management de crise, marqué par un jeu très défensif. » Ce dernier quittant la sélection pour Manchester United à la fin de l’édition brésilienne, l’appointement de Guus Hiddink a abouti à des résultats peu probants, avant que Blind, son successeur, n’échoue définitivement. « Tous les deux ont voulu repartir avec l’historique 4-3-3 ultra-offensif. Mais avec la qualité des joueurs actuels, c’était perdu d’avance » juge Glenn.
Fondateur du site spécialisé « Football Oranje », Michael Bell a le vertige quand il dénote cet inquiétant gouffre générationnel : « Depuis le trio Robben-Sneijder-Van Persie, il n’y a tout simplement plus rien. Le niveau des clubs néerlandais faiblit constamment, touché par un manque de joueurs d’expériences ayant entre 24 et 28 ans. Et si les performances des nouvelles pépites de l’Ajax comme El-Gazhi, 20 ans, ou Bazoer, 19, sont encourageantes, elles manquent de régularité pour annoncer un quelconque renouveau. » De son côté, Glenn explique cette « missing generation » par un trop plein d’arrogance : « Les Pays-Bas ont toujours été la référence en matière de formation. Seulement, ces dernières années, les éclosions sont rares, les plus-values sont moindres. Et on ne se remet pas en question. » Depuis 2012, l’Ajax générait, par la vente de joueurs, environ 20 millions d’euros par année. Cet été, le produit s’est soldé à tout juste 5 millions. « Soit l’effectif actuel est trop limité pour leur permettre de vendre, soit le championnat est devenue trop faible pour intéresser les gros investisseurs » commente Glenn.
Attablé dans un « brown café » de l’ouest de la ville, Elko Born, correspondant pour plusieurs revues sportives, se range du côté des pessimistes. Il constate que le championnat national souffre atrocement de la petitesse de son marché, ainsi que de son manque de compétition : « Si l’Eredivisie (ndlr : la première division néerlandaise) est dans les 10 meilleurs championnats d’Europe, il n’est pas assez spectaculaire pour être globalisé. Et puis, la domination nationale des clubs du top 3 – soit l’Ajax, le Feyenoord et le PSV Eindhoven – est tellement puissante qu’elle péjore l’attractivité du championnat. Rendez-vous compte, sur les 40 dernières années, le top 3 a remporté le championnat 37 fois ». Il jette alors un regard envieux au téléviseur du bar, diffusant un match de Premier League : « On aura jamais leurs revenus TV, ni merchandising. A moins que l’UEFA ne se mette à réformer le système. Le fair-play financier, on l’attend toujours. »
Et si les clubs néerlandais avaient manqué l’amorçage de l’ère football business ? « Un signe fort, c’est la coïncidence entre le dernier titre européen de l’Ajax, en 1995, et l’entrée en vigueur de l’arrêt Bosman, en 96 » explique Michael Bell. L’ironie veut que Jean-Marc Bosman, dont le combat juridique a abouti à la libéralisation du marché des transferts, soit originaire de la Belgique, l’autre « low country ». « Cela a été la mort du pouvoir formateur sur le pouvoir d’achat », confirme Elko Born. En janvier 2013, alors que l’Ajax affronte Manchester City en Champion’s League, le kop néerlandais affiche symboliquement une bannière intitulée « Against modern football ». Pour cet acte revendicatif, le club se verra recevoir une amende de 10’000 euros par l’UEFA. « Imaginez, c’est frustrant; des années de traditions footballistiques défaites par une vulgaire opération de rachat », gronde Elko Born.
Michael Bell a, lui aussi, la nostalgie dans les veines : « Nous sommes passés du meilleur football d’attaque au monde à un ennuyeux jeu latéral. L’époque glorieuse est lointaine. Nous devons nous réinventer. » A cet effet, Elko Born exprime ses perspectives : « Notre nation a toujours su trouver des solutions créatives pour parer à des situations soi-disant désespérées. Et si elles ne viennent pas du sport, elles viendront d’ailleurs. Par exemple, pour concevoir son « total voetbal », Rinus Michels s’est inspiré de notre savoir-faire en matière d’aménagement du territoire. » Comptant la plus grande densité de population d’Europe, Elko Born note que les Pays-Bas ont pu, grâce à des constructions ingénieuses, gagner un quart de leur terrain sur la mer. « Michels a justement développé une tactique basée sur la gestion de l’espace, la réduisant en phase défensive, l’étendant en phase offensive. C’est un modèle extraordinaire, il suffit juste de l’adapter » poursuit-t-il. En outre, Michael Bell assure qu’aux Pays-Bas, « les jeunes joueurs à fort potentiel foisonnent » et, qu’après-tout, « le sport est cyclique ».
Pour regagner son domicile, Glenn s’apprête à traverser la « Museumplein », grouillante de touristes venus admirer les Van Gogh et autres Vermeer. Avant de s’en aller, il lance : « Ici, les gens misent beaucoup sur l’expertise des Cruyff, De Boer, Van Nistelrooy, qui ont tous pris des fonctions d’entraîneurs, de consultants ou de formateurs. Ce sont d’abord des noms, mais je crois en leurs compétences. » L’appel à ces grands maîtres n’a bien qu’une seule finalité; redonner au football européen de délicieuses teintes orangées.